Une croisière dans les glaces arctiques

par

Destiné à ouvrir le chemin des glaces en Arctique russe, en saison d’hiver, le 50 ans de la Victoire se métamorphose en bâtiment de croisière, de juin à août, pour le plus grand plaisir de Joseph, un « givré des pôles ». Un voyage hors du commun, de Mourmansk au pôle Nord géographique via l’archipel François-Joseph sur un brise-glace à propulsion nucléaire.

« Seul un brise-glace puissant peut parcourir cet itinéraire. En approchant des îles François-Joseph, il faut casser deux mètres d’épaisseur de glace à la vitesse de dix nœuds… » Mi-juin 2012, Joseph embarque sur le 50 Let Pobedy – en français, 50 ans de la Victoire – pour 12 nuits et 13 jours à destination du point le plus septentrional de l’hémisphère nord : le point géographique 90°00 N. C’est alors sa deuxième croisière sur un brise-glace mais la première dans la mer de Barents et l’océan glacial Arctique. Une expédition insolite, sur un bâtiment nucléaire de la Marine russe emportant à peine une centaine de passagers, lors de ses trois ou quatre voyages commerciaux en saison d’été. Le croisiériste a eu la chance de faire partie du peu de privilégiés ayant atteint le point le plus extrême de la planète.

Inconditionnel des pôles

Médecin en retraite depuis 2004, Joseph compte à ce jour plus de 25 croisières à son actif dont 13 dans les pôles. « Un monde différent. Un coup de foudre ! » En 2010, c’est un brise-glace non nucléaire qui l’emporte vers l’océan austral. Cette fois-ci, l’objectif est exceptionnel : se rendre à travers la banquise arctique jusqu’au point Nord où aucune terre n’existe, seulement la mer gelée. Une expédition unique en son genre. « Le 50 ans de la Victoire part de Mourmansk, traverse les îles François-Joseph vers le pôle Nord où il se stabilise quelques heures, avant de redescendre par le même chemin, en s’arrêtant trois fois sur les îles russes, et de revenir à Mourmansk. » Une expédition mythique dans l’histoire de la conquête du pôle Nord. Sur les traces d’Amudsen et Nobile, les premiers à avoir atteint ce point ultime.

Le choix du brise-glace nucléaire pour ce voyage de l’extrême n’est pas anodin. « C’est un brise-glace qui ouvre la voie en hiver aux convois qui naviguent sur la route du nord-est russe (reliant l’Europe à l’Asie) et qui, en été, est affrété par des compagnies occidentales avec l’accord de Rosatom (group), l’autorité russe, une société d’état. » C’est le plus puissant du monde et le seul à pouvoir effectuer ce parcours exclusif grâce à ses 75 000 chevaux au lieu des 10 ou 12 000 habituels des paquebots de croisières dans le Grand Nord. A bord, une dizaine de nationalités : essentiellement des Américains, des Australiens et des Chinois ; quelques européens, majoritairement Allemands ; plus rarement, un Egyptien ou un Belge. « C’est une niche et un marché très limité. Le voyage m’a coûté trente mille dollars. Tout le monde ne peut pas mettre ce prix là. »

Un navire hors norme qui peut faire polémique

« Le coût du bateau : un équipage de 150 marins avec les officiers dont 80 sont responsables de la partie nucléaire, tous hautement qualifiées, sans parler de l’hôtellerie et des activités. » Un amoureux des pôles qui défend le choix de la propulsion nucléaire pourrait en choquer plus d’un, mais Joseph a des arguments : « Il fonctionne avec 200 g d’uranium par jour ; n’a donc aucune odeur de diésel et est très silencieux. Sauf quand il brise la glace… alors là, on ne s’entend plus parler ! »

Le passionné réalise à ce moment là que sans ce type d’énergie, le voyage ne serait pas réalisable car « pour produire autant de puissance, il faut un bateau avec un poids et un masse importante » et que « les soviétiques ont eu une vision d’avenir de construire des brise-glaces utilisant ce type d’énergie. Ils peuvent naviguer 4-5 ans sans se ravitailler en combustible ». Quant au risque de pollution de l’eau, « il n’y a pas de rejet radioactif. Bien sûr, l’eau de mer est aspirée dans le circuit de refroidissement puis retraitée avant d’être rejetée… C’est la raison pour laquelle les brise-glaces nucléaires ne peuvent pas aller au pôle Sud. A l’Equateur l’eau est trop chaude et ne peut pas refroidir le réacteur, il leur est donc techniquement impossible d’aller en Antarctique. »

Cet environnement particulier, militaire, nécessite de nombreux contrôles de sécurité, de l’aéroport jusqu’au bateau. « Le 50 ans est amarré sur le quai des bateaux nucléaires, aussi les contrôles sont excessivement rigoureux. » A bord, certaines zones sont interdites d’accès et d’autres également interdites à la cigarette.

L’expédition ultime

A Mourmansk, la température est positive et ne descendra pas, sauf vers le pôle Nord où elle atteindra -1°C. Pas de quoi effrayer Joseph : « le ressenti de température est une notion très relative. L’élément important est appelé en anglais wind chill (le pouvoir de refroidissement du vent). Avec 5-6 °C, s’il n’y a pas de vent et de nuage et que le soleil tape, vous êtes facilement en t-shirt. » Les premiers jours se passent à s’acclimater, s’amariner, prendre ses repères sur le navire, s’informer, faire connaissance. A l’horizon, la mer, la mer, la mer… Le deuxième jour, les passagers commencent à voir des icebergs sur lesquels se posent les mouettes. Le troisième, l’archipel volcanique François-Joseph est en vue et la banquise aussi. Le navire à l’étrave affûtée ne s’arrête pas. « Il faisait beau c’était magnifique. Très peu connue, cette partie du Grand-Nord est superbe. La banquise a commencé dans le chenal entre la partie est et ouest des îles, et là c’est magique. Il fonce à 10-12 nœuds dans la glace, on entend les craquements… Après, jusqu’au pôle Nord, on a été dans la banquise non stop. » Les passagers voient des ours, le bateau ralenti : « 5-6 ours polaires en parfaite santé qui sautaient de plaque en plaque de glace, et se sont approchés à une centaine de mètres du bateau. On est à dix mètres au-dessus de la banquise, dans un silence total. Puis le bateau repart très, très lentement, sans dévier de sa course… »

A l’approche du point 90°00 N, le commandant manœuvre à la main. « Pour mieux arriver à positionner ce bateau de 20 000 tonnes à 5 mètres près, ne serait-ce que quelques secondes. Car il faut tenir compte du courant et de la dérive des glaces. A une profondeur de 2 000 à 2 500 mètres, vous ne pouvez pas jeter l’ancre ! Au bout d’une bonne demi-heure il a réussi. » A l’instant ultime, le chef d’expédition, un canadien, rend hommage aux premiers explorateurs face à l’immensité. Un moment d’extrême émotion pour Joseph. « Il est allé à la proue et a dit en anglais : Mesdames, Messieurs vous êtes ici à un endroit ou tellement de gens ont lutté et sont morts pour le rêve d’être ici, et maintenant vous êtes là… Et ça, ça glace ! »

Retour sur terre

A cause du brouillard, les passagers ne sont pas descendus sur la banquise. Le lendemain matin, un peu au-dessus du point ultime, les tables sont sur le pont pour le brunch. Quelques téméraires se baignent dans un trou de glace à l’arrière du navire moyennant une procédure très particulière : « le bateau maintient tout le temps ses hélices à vitesse minimum de manière a ce que l’eau ne gèle pas tandis que la proue est dans 2 mètres de glace. » Le périmètre de sécurité est gardé par 4 ou 5 marins armés de balles d’endormissement. « Si jamais il y avait des ours qui arrivaient… C’est la seule fois. » Au détriment de la baignade, Joseph a choisi un survol en montgolfière, attachée à des câbles et pilotée par un Australien : « Vous êtes vraiment sur le « toit du monde ». Le paysage en soi c’est de la glace mais cela donne un sentiment extraordinaire. »

Au retour, « il reprend le même chemin, entre les glaces déjà cassées, avec une dérive de 15-20 km ». Pendant que le navire avance, les deux hélicoptères du 50 ans – nécessaires pour guider le navire à travers les chenaux libres de glace – emportent tour à tour 7 passagers à la fois pour 20 minutes : « des images absolument incroyables du bateau fonçant dans la glace. » Puis à nouveau, au-dessus de l’archipel appartenant au parc national de l’Arctique russe et dont l’approche s’avère riche de phénomène et de rencontre de tout poil. « Un crépuscule solaire. Une balade en zodiaque entre les morses : une plaque de glace et une dizaine de morses avec les bébés. Le pilote américain du zodiaque a coupé le moteur s’est laissé dériver… les morses se sont retrouvés à 5-6 mètres de nous. On est resté une bonne demi-heure dans le silence à côté des morses parfaitement indifférents et nous regardant passivement. On a ensuite débarqué sur les ruines de la première station soviétique Tikaïa, construite en 1928. Et deux autres encore… » Un voyage exceptionnel, œuvre d’une coopération internationale grâce à laquelle, comme Joseph, une poignée de passionnés ont le sentiment de toucher du doigt l’aventure fabuleuse de la conquête des pôles. Inoubliable !